Voter pour le travail décent : comment les investisseurs canadiens se sont-ils comportés en 2021?
Des pressions ont été exercées sur les investisseurs pour qu’ils approfondissent leurs engagements envers le « S » d’ESG. Face à une pandémie mondiale, à la volonté d’agir en faveur de la réconciliation des peuples autochtones, à la sensibilisation générale au mouvement Black Lives Matter et à la croissance continue des inégalités de revenus, les investisseurs sont amenés à s’attaquer aux problèmes sociaux urgents de notre époque.
La saison des votes par procuration est l’occasion d’analyser la manière dont les investisseurs ont répondu à cette pression, car elle fournit des données sur les votes émis lors des assemblées générales annuelles (AGA) des entreprises sur des questions telles que le travail décent, les droits fondamentaux au travail et l’équité raciale. L’année dernière, Morningstar a rapporté que le soutien moyen aux résolutions d’actionnaires a atteint un record de 34 % au cours de la saison 2020/2021, indiquant une tendance positive. Cette année, les investisseurs sont confrontés à un examen encore plus minutieux des votes par procuration, l’organisme américain de recherche sur les investisseurs As You Sow signalant une augmentation de 20 % des résolutions ESG figurant sur les bulletins de vote par procuration, avec plus de 300 résolutions déposées.
Alors que la saison des procurations 2022 est en cours, le Réseau canadien d’intendance du capital (RCIC) effectue une analyse de base de la transparence des votes par procuration des cinq plus grands gestionnaires d’actifs institutionnels et des cinq plus grands gestionnaires de fonds de pension du Canada. En outre, l’analyse examine leur soutien au travail décent, à l’équité raciale et aux droits des travailleurs sur les bulletins de vote par procuration à compter de 2021. Le RCIC a analysé les votes de 10 entreprises dont le siège social est situé au Canada (p. ex. Dollarama, Loblaw) ou qui ont une empreinte importante en matière d’emploi au Canada (p. ex. Amazon, McDonalds). L’objectif est de pouvoir évaluer la saison des procurations 2022 dans le contexte des votes de l’année dernière, et d’évaluer comment les investisseurs canadiens se comparent à leurs homologues mondiaux.
En ce qui concerne la transparence des votes par procuration, la recherche démontre que les cinq principaux gestionnaires de fonds de pension du Canada obtiennent de meilleurs résultats que les gestionnaires d’actifs canadiens en termes de divulgation des votes par procuration avant l’AGA et de publication des justifications des votes par procuration.
En ce qui concerne les dossiers de votes par procuration sur les questions liées au travail décent, l’étude démontre que les gestionnaires d’actifs canadiens commencent à comprendre l’importance d’utiliser les votes par procuration comme outil de responsabilisation pour les questions sociales. Il indique également que les caisses de retraite canadiennes sont de plus en plus sensibles aux questions sociales, comme en témoigne la justification de leur vote à l’appui des résolutions clés. Alors que les investisseurs canadiens ont soutenu les votes sur les questions autochtones et la réconciliation, l’équité raciale, la divulgation du capital humain et la responsabilité des conseils d’administration, ils étaient moins enclins à soutenir les questions liées au capitalisme des parties prenantes, comme l’inclusion des travailleurs dans les conseils d’administration.
Des améliorations sont possibles : Transparence sur le vote par procuration
Un nombre croissant d’investisseurs canadiens publient leurs intentions de vote sur les votes par procuration clés avant l’AGA d’une société. En plus d’améliorer la transparence de l’intendance ESG, cette tactique permet aux entreprises de connaître l’avis des investisseurs à l’approche de l’AGA. Le partage des intentions de vote dans le domaine public peut également créer un engouement autour d’une résolution spécifique et faire pencher la balance en faveur d’un soutien majoritaire à une résolution d’actionnaire. Cette pratique gagne des adeptes parmi les plus grands fonds de pension du Canada, mais elle est encore rare parmi les grands gestionnaires d’actifs canadiens. Trois des cinq plus grands gestionnaires de fonds de pension canadiens ont décidé de déclarer leurs votes sur leur site Web avant l’assemblée Chartwell Retirement Residences, alors qu’aucun des cinq principaux gestionnaires d’actifs ne l’a fait. La pratique la plus courante parmi les fonds communs de placement des cinq principaux gestionnaires d’actifs consiste à adhérer à la réglementation canadienne (Règlement 81-106) et à divulguer leurs dossiers de vote sur une base annuelle pour la période se terminant le 30 juin de chaque année (par exemple, GP Manuvie, CC&L et Fiera).
Source : Top 40 Money Managers for top 5 Canadian asset managers (2021), sites Web des fonds de pension
Remarque : Chiffres pour les gestionnaires d’actifs déclarés en décembre 2020 ; chiffres pour les 5 principaux gestionnaires de fonds de pension canadiens tels que rapportés sur leurs sites Web en mai 2022 ; Brookfield Asset Management et Trans-Canada Capital inc. n’ont pas été inclus dans l’analyse en raison de leur allocation relativement faible aux actions publiques.
La divulgation des justifications de vote est également en hausse chez les investisseurs canadiens. En divulguant les justifications des votes sur les résolutions de la direction et des actionnaires, les investisseurs permettent au grand public de suivre la manière dont ils mettent en œuvre leurs engagements ESG, ou comment ils « joignent les actes à la parole ». La divulgation des justifications de vote permet également aux entreprises d’examiner et de comprendre pourquoi un investisseur se positionne contre la direction sur des questions sociales. Seulement deux des dix investisseurs institutionnels de l’analyse ont publié leurs justifications de vote pour toutes les résolutions : BCI et CDPQ. Un gestionnaire d’actifs, RBC Gestion mondiale d’actifs (RBC GMA), et un gestionnaire de fonds de pension, le Régime de retraite des enseignantes et des enseignants de l’Ontario (RREO), ont publié leurs justifications de vote sur certains votes, souvent des résolutions des actionnaires.
Les conseils d’administration des gestionnaires de fonds de pension et les clients propriétaires d’actifs des gestionnaires d’actifs canadiens ont l’occasion de demander plus de transparence concernant les déclarations de vote avant l’AGA et la publication des justifications de vote.
Réveil des gestionnaires d’actifs : Le soutien au travail décent chez les investisseurs canadiens
Notre analyse a porté sur les dossiers de votes par procuration pour 10 résolutions clés sur des questions sociales. Les résultats ont révélé que les investisseurs canadiens sont sensibles aux principaux enjeux sociaux et liés à la main-d’œuvre. Les gestionnaires d’actifs et les gestionnaires de fonds de pension ont manifesté leur soutien aux résolutions d’actionnaires sur la réconciliation avec les peuples autochtones, l’équité raciale, la divulgation du capital humain et la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme. De plus, ils ont montré une certaine volonté de demander des comptes aux administrateurs sur les questions relatives à la main-d’œuvre. D’un autre côté, le soutien aux questions liées au capitalisme des parties prenantes était plus conservateur :
- Les dix investisseurs institutionnels canadiens analysés se sont montrés cohérents dans leur soutien à la proposition d’actionnaires sur les relations et la réconciliation avec les Autochtones déposée auprès de Groupe TMX en mai 2021. La résolution a été appuyée par la direction de TMX et a reçu l’appui de 98 % des investisseurs.
- Les dix investisseurs institutionnels canadiens analysés étaient globalement favorables à une proposition d’actionnaire demandant un rapport d’audit sur la diversité et l’équité chez Amazon
- Les cinq gestionnaires de fonds de pension ont tous soutenu la proposition relative à la diversité et à l’équité chez Amazon, tandis que trois gestionnaires d’actifs sur quatre l’ont soutenue.
- Plus de gestionnaires d’actifs canadiens que de gestionnaires de fonds de pension ont soutenu une proposition de Walmart visant à aligner les objectifs de justice raciale sur les attentes salariales.
- RBC GAM a déclaré que « les actionnaires bénéficieraient d’une divulgation supplémentaire sur la manière dont les salaires horaires de l’entreprise s’alignent sur ses engagements en matière de diversité, d’égalité et de justice raciale, en particulier compte tenu des risques et des controverses y étant liés. »
- D’autre part, la British Columbia Investment Management Corporation (BCI) a voté contre cette proposition, arguant qu’elle était « rédigée de manière normative ».
Remarque : L’analyse de tous les gestionnaires d’actifs comprenait les enregistrements de vote par procuration sur les portails des gestionnaires et Proxy Insight (maintenant Insightia). Pour GP TD, tous les fonds analysés ont voté de manière uniforme ; pour RBC GMA, l’analyse a consisté à examiner le dossier de vote des fonds figurant dans le classement des 200 meilleurs fonds communs de placement de G&M Market Leaders : le fonds indiciel américain RBC, le fonds d’actions canadiennes RBC, le fonds indiciel canadien RBC et Proxy Insight ; pour GP Manuvie, l’analyse a consisté en un examen de tous les fonds et en une analyse individuelle des cinq plus grands fonds communs de placement en date de mai 2022 (Fonds à revenu mensuel élevé, Fonds à revenu mensuel de dividendes, Fonds équilibré mondial, Catégorie d’actions mondiales Manuvie, Fonds à revenu stratégique Manuvie) ; pour Fiera, l’analyse a consisté à examiner les dossiers de vote des fonds canadiens à rémunération fixe et des fonds d’actions de croissance, ainsi que Proxy Insight ; pour CC&L, l’analyse a consisté à examiner les fonds communs de placement Revenu de base, Fonds d’actions de revenu et Global Alpha, ainsi que Proxy Insight.
Au-delà des actionnaires : Équilibrer les intérêts des parties prenantes
Pendant la pandémie, la pression s’est accrue sur les entreprises pour qu’elles équilibrent les intérêts des parties prenantes, y compris ceux des travailleurs, et s’éloignent d’une approche centrée sur les actionnaires.
Les dix investisseurs institutionnels canadiens analysés étaient partagés dans leur comportement de vote sur une résolution demandant à Loblaw d’équilibrer les intérêts des parties prenantes dans la pandémie.
- L’intégration de représentants des travailleurs au sein des conseils d’administration n’est pas encore largement appuyée par les investisseurs canadiens, comme en témoigne leur faible appui à une résolution d’Amazon appelant à une politique visant à inclure les employés horaires comme candidats au conseil.
- Seuls trois des dix investisseurs analysés ont soutenu la résolution.
- La CDPQ, qui a appuyé la résolution, a déclaré que la proposition « favoriserait une meilleure prise en compte de la gestion du capital humain au niveau du conseil d’administration. »
Attention croissante : Gestion du capital humain, risques liés aux droits de la personne et responsabilisation des conseils d’administration
Les pratiques de gestion de la main-d’œuvre dans le secteur des soins de longue durée ont également attiré de plus en plus l’attention des investisseurs. Le soutien à une résolution d’actionnaire demandant une meilleure divulgation de la gestion du capital humain chez Chartwell Retirement Residences était divisé parmi les investisseurs analysés. La résolution a tout de même été appuyée à 31 %, ce qui constitue un fort niveau de soutien pour une résolution d’actionnaire. BCI a appuyé la proposition, car « cela fournirait aux investisseurs des informations supplémentaires pour évaluer les risques et les occasions connexes. »
La divulgation des risques liés aux droits de l’homme et des pratiques de diligence raisonnable a fait l’objet d’une plus grande attention dans l’Union européenne. Les investisseurs dans les entreprises canadiennes doivent également reconnaître qu’il leur incombe d’atténuer les effets négatifs sur les droits de l’homme en vertu des normes et des cadres internationaux.
Les dix investisseurs canadiens analysés étaient partagés quant à leur appui à une résolution de Dollarama demandant à l’entreprise de rendre compte des risques pour les droits de la personne.
- RBC GMA, qui a voté contre la proposition, a déclaré qu’elle était « trop prescriptive étant donné les informations actuelles fournies par la société dans son rapport ESG et les exigences des règlements applicables en matière de santé et de sécurité au travail ».
- D’autre part, le RREO, qui l’a appuyée, a déclaré que « des rapports améliorés par l’utilisation d’évaluations spécifiques des droits de l’homme, et des mesures de performance de la gestion du capital humain en matière de sécurité, y compris les résultats d’audits ou d’enquêtes, pourraient être plus utiles aux actionnaires à l’heure actuelle. »
Enfin, une mesure de plus en plus importante de la responsabilité est le nombre de votes contre les membres du conseil d’administration concernés. Un exemple a été l’appel à voter contre le président du conseil d’administration de McDonald’s, Enrique Hernandez, Jr., et le président du comité de rémunération, Richard Lenny, pour leur responsabilité dans l’enquête sur l’inconduite de l’ancien chef de la direction Steve Easterbrook et son incapacité à appliquer une politique de « zéro récompense » en cas d’inconduite sexuelle.
- La majorité des investisseurs que nous avons analysés ont voté contre la réélection du président du conseil d’administration et du président du comité de rémunération.
- Dans son vote contre Lenny, RBC a déclaré que « l’enquête récente sur les violations des politiques de l’entreprise par l’ancien chef de la direction n’a pas été menée à bien de manière approfondie. »
- Les investisseurs analysés étaient plus timides dans leur soutien à une campagne visant à voter contre Michael D. Harris, membre du conseil d’administration de Chartwell Retirement Residences depuis 2004 ; trois investisseurs ont enregistré une abstention de vote pour Harris tandis que trois investisseurs l’ont soutenu.
Conclusion
Notre analyse des dossiers de vote par procuration de 2021 parmi les principaux investisseurs institutionnels du Canada suggère que les gestionnaires d’actifs canadiens utilisent les votes par procuration comme un outil de responsabilisation pour les questions sociales.
L’analyse des justifications fournies par les fonds de pension pour leurs votes sur les questions sociales suggère également une sensibilité croissante aux enjeux sociaux clés. C’est un signe encourageant lorsqu’il s’agit d’évaluer si les investisseurs alignent leurs engagements ESG sur leurs pratiques réelles d’intendance. Pour les gestionnaires d’actifs, les votes séparés de différents fonds au sein d’une même entité (par exemple, GP Manuvie, RBC GMA) peuvent effectivement annuler l’impact d’un vote en faveur d’une résolution importante, ce qui pourrait justifier l’attention des responsables de la surveillance ESG au niveau organisationnel.
À l’horizon 2022, nous suivrons certains votes clés sur le travail décent afin d’évaluer si les gestionnaires d’actifs et de fonds de pension canadiens renforcent leur engagement à voter pour le « S » d’ESG.
écrit par Hugues Létourneau with research by Gabriela Ruiz
Photo by Tim Mossholder on Unsplash